Que peut faire l’Eglise Catholique face aux politiques quant aux migrants ?
par Claude SCHOCKERT
Mercredi 18 Janvier 2017 à 20h30 à Belfort dans le cadre de l’association Racines et chemins
L’Eglise est-elle dans son rôle lorsqu’elle intervient sur des sujets de société ?
Je vais repartir d’un événement survenu en juillet 2010.
Que s’est-il réellement passé à Saint-Aignan, dans la vallée du Cher, dans la nuit du 18 au 19 juillet? La mort de Luigi, issu de la communauté du voyage, avait provoqué une nuit de violence, point de départ de la campagne sécuritaire de l’été.
Alors que j’étais évêque en charge du service national de la pastorale des migrants et des personnes itinérantes j’ai fait paraître une déclaration au sujet des Roms et des gens du voyage, avec Mgr Raymond Centène, Évêque de Vannes, en responsabilité pour la pastorale des gens du voyage,
Cette déclaration avait pour but de mettre en garde contre les « généralisations hâtives » et « une recrudescence de la stigmatisation » dont sont victimes les gens du voyage.
DECLARATION (27 juillet 2010)
« De tristes événements mettant en cause des personnes de la communauté des Gens du Voyage sont survenus récemment dans la vallée du Cher. En plaçant l’ensemble de cette communauté, ainsi que celle des Rom 1, sous le feu des projecteurs médiatiques et politiques.
Ils ont servi de prétextes à des généralisations hâtives et à une recrudescence de la stigmatisation dont sont victimes ces populations. Nous le déplorons vivement.
Des enquêtes sont actuellement en cours sur ces événements. Il ne nous appartient pas de les commenter et nous faisons confiance à ceux qui en ont la responsabilité pour les conduire avec rigueur et équité.
Plusieurs associations se sont exprimées sur le sujet, parmi lesquelles l’Association Nationale des Gens du Voyage Catholiques (ANGVC) avec laquelle nous sommes spécifiquement liés.
Nous saluons la qualité de leurs propos qui se rejoignent pour présenter des analyses lucides, invitant à prendre du recul et à porter sur la situation un regard nuancé.
Fait exceptionnel, c’est par un communiqué commun que les quatre principales associations de Gens du Voyage appellent à renoncer aux effets d’annonces pour rechercher des « réponses publiques, concertées et volontaristes ».
Nous appuyons cette revendication et renvoyons à leurs textes pour ce qui concerne la situation quotidienne de personnes qui ont de grandes difficultés à faire valoir leurs droits au stationnement, au voyage, à la scolarisation, au travail, à la santé, à la citoyenneté 3.
Disciples du Christ qui a affirmé avec force : « Ce que vous aurez fait à l’un de ces petits c’est à moi que vous l’aurez fait », l’aumônerie catholique des Gitans et Gens du Voyage ne peut se résoudre à voir les Roms et Gens du Voyage victimes de préjugés et d’amalgames, boucs-émissaires désignés des difficultés de notre société, alors qu’ils en sont souvent les premières victimes.
Nous sommes convaincus que le remède à la peur et à l’insécurité ne se trouve pas dans une surenchère sécuritaire mais passe par une action de longue haleine nourrie de respect et de connaissance réciproques.
Nous appelons nos frères et sœurs en Christ, mais aussi tous les hommes et femmes de bonne volonté, Gens du Voyage et sédentaires, Rom et gadjé, élus ou simples citoyens, à nous rejoindre sur le chemin d’un « vivre ensemble », gage possible d’un avenir partagé et d’une société pacifiée ».
Il faut savoir que comme évêque en responsabilité auprès du service national de la pastorale des migrants et des personnes itinérantes (gens du voyage, mission de la mer, bateliers, artisans de la fête et migrants), je ne travaillais pas seul mais j’étais à l’écoute des aumôneries nationales correspondantes.
Bon nombre de chrétiens sont donc engagés auprès de ces minorités et sont à l’écoute de leurs difficultés. C’est sur cette base que j’ai pu signer la déclaration au sujet des Roms le 27 juillet 2010. On ne peut infliger une culpabilité collective à quelque groupe que ce soit ni présumer de la culpabilité personnelle pour le fait d’appartenir à un groupe, pas plus que l’on ne doit culpabiliser un groupe en raison d’infractions commises par certains membres de ce groupe. Le drame de Saint Aignan et les violences qui se sont faites contre la gendarmerie et les arbres du village, après la mort d’un jeune tué par un gendarme a été le point de départ de ces réactions que nous connaissons.
« Les évêques n’ont pas à intervenir dans le champ social et politique.. Que faites-vous de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ? » m’a t-on écrit également !!! et les medias citaient le récent sondage du CSA sur la position de catholiques. 56% des sondés sont de cet avis !
Cela demande des éclaircissements nécessaires, car l’Eglise est dans son rôle lorsqu’elle se doit d’intervenir à chaque fois que la dignité de la personne humaine est mise en cause.
Les medias eux-mêmes ont exprimé de nombreuses confusions sur le rôle de l’Eglise à cette occasion.
Il nous faut également rappeler le sens même de la laïcité en France.
C’est l’Etat qui est laïc et non pas la société qui est traversée par des courants de pensée divers.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat porte sur la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique (au sens de gouverner).
L’Eglise n’a donc pas vocation à gouverner politiquement la société, mais il lui revient de s’exprimer au nom de sa doctrine sociale sur tous les sujets de société qui conditionnent l’existence humaine.
Lorsque j’ai pris contact avec le Service de la pastorale des migrants et des personnes itinérantes en 2006 pour présider à la fois, la pastorale des migrants, les bateliers, les artisans de la fête et circassiens, la mission de la mer, il m’a fallu du temps pour découvrir cette mission.
Pour les migrants, il a fallu me familiariser avec les projets de lois sur les personnes, travailler avec des experts du Secours Catholique-Caritas France, de la CIMADE (association de solidarité active auprès des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile, association membre de la fédération protestante de France), du CCFD (comité catholique contre la faim et pour le développement) pour déchiffrer les conséquences concrètes des articles de lois sur les personnes….
C’est ainsi que j’ai demandé de rencontrer Mr le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkosy en avril 2006, le ministre de l’immigration, Brice Hortefeux en septembre 2007, à propos de projets de lois successifs.
J’ai demandé à Mgr de Berranger, alors évêque de Seine St Denis de m’accompagner. Nous y sommes allés à 3, avec Mgr Lalanne, alors secrétaire général de la conférence des évêques de France.
Lettre au cardinal Ricard, lettre aux responsables des Eglises et travail du jeudi saint à la rue du Bac
(Lecture de la lettre et la suite)
L’Eglise n’est pas à court de réflexions sur ces sujets : cf les messages de J-P II pour les journées mondiales du migrant et du réfugié, de Benoït XVI, du Pape François : le 15 janvier 2017, l’Eglise universelle célèbrait la 103ème Journée mondiale du migrant et du réfugié pour laquelle le Pape François a choisi comme thème de réflexion et de prière : « Mineurs migrants, vulnérables et sans voix ». Ces textes nombreux pour une bonne gestion du phénomène migratoire expriment bien la sollicitude pastorale de l’Eglise pour les personnes en mobilité. (migrants internes ou internationaux, réfugiés, déplacés internes d’un Pays ou exilés, nomades, gens du cirque et forains, touristes ou pèlerins, marins ou personnel de navires de croisière, voyageurs aériens ou sur les routes, habitants de la rue ou étudiants étrangers)
Que retenir de cette plongée dans cet univers de la migration ? Spontanément, des convictions :
– Toutes les questions qui se posent à l’Eglise sont communes à celles de la société.
– L’Eglise a pour tâche de déchiffrer ce qui se passe dans la société, en sachant que tout est compliqué dans ces sociétés complexes. Déchiffrer les combats spirituels menés par les hommes, y discerner les signes des temps.
– La population immigrée comprend trois catégories :
. Les personnes arrivées avant1940 : elles sont venues d’Italie, d’Espagne, de Pologne et des pays d’Europe orientale qui ont connu des révolutions.
. Les personnes arrivées entre 1945 et 1980 : elles sont venues du Portugal, de l’Espagne, de l’ex-Yougoslavie (Serbie, Bosnie) et du Maghreb pour répondre aux besoins de main d’œuvre.
. Les personnes arrivées depuis 80 : elles viennent principalement de Turquie et de pays actuellement plus ou moins en révolution (Kosovo, Albanie…)
. Sont venus également : des Européens (Allemands, Hollandais, Belges, Suisses, Anglais… Portugais représentant une nouvelle vague d’immigration due aux difficultés économiques, Polonais, Roumains – des asiatiques (cambodgiens, vietnamiens, laotiens, Tamouls, Mhongs) – des Africains (Mali, Sénégal, Cameroun, Togo, RDC…) des amériques (Haïti, Brésil) – des départements d’Outre Mer…
Sur les routes de l’exil, les migrants et les réfugiés sont souvent confrontés à d’autres violences : l’arbitraire des passeurs, les détentions illégales, les menaces et les violences… Les femmes et les enfants, surtout s’ils sont isolés, sont particulièrement vulnérables. Chaque jour, des personnes sont obligées partir de chez elles, souvent brutalement. Les raisons sont multiples : fuir un conflit, échapper à des persécutions ou partir avec l’espoir d’un meilleur avenir, ailleurs. Elles partent de Syrie, d’Afghanistan, d’Erythrée, de Somalie, d’Irak, ou encore du Honduras, d’El Salvador ou du Guatemala…
Les demandeurs d’asile, réfugiés et déboutés du droit d’asile : les plus démunis sont les demandeurs d’asile non « assimilables » (la loi ne leur permet pas de travailler) ni « expulsables » parce qu’apatrides.
La fuite devant les conflits inter-ethniques, religieux ou internationaux, l’insécurité, sont parmi les motifs qui engendrent leur migration.
Les étrangers en situation irrégulière seraient en France entre 200 000 et 400 000, ayant pour un certain nombre vécu un temps plus ou moins long en situation irrégulière. A noter ceux qui cherchent à passer en Angleterre sur les côtes du Calaisis et du Dunkerquois.
« L’Eglise se sent le devoir d’être proche, comme le bon samaritain, du clandestin et du réfugié, icône contemporaine du voyageur dépouillé, roué de coups et abandonné sur le bord de la route ». Cette parole de JP II n’a rien perdu de son actualité. Elle justifie à elle seule, par sa référence à l’Evangile, que les chrétiens refusent par principe de choisir entre bons et mauvais migrants, entre clandestins et réguliers, entre citoyens pourvus de papier et d’autres sans papier. Quels qu’ils soient, ils sont nos frères et sœurs en humanité.
Il ne s’agit pas de contester la responsabilité propre des pouvoirs publics dans la régulation des flux migratoires, pourvu qu’elle s’exerce en conformité avec le droit européen et international.
L’Eglise est dans son rôle et elle doit intervenir chaque fois que la dignité de la personne humaine est mise en cause.
Car il y a une incompréhension de la part de l’opinion publique et aussi parfois de responsables politiques quant au rôle de l’Eglise qui n’a pas à être exclue du débat politique lorsqu’elle rappelle les enjeux pour éveiller les consciences.
Pour certains, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ferait que l’Eglise n’a pas le droit d’intervenir sur des questions sociales et politiques.
Il s’agit d’une erreur de perspective sur le sens même de la laïcité en France. C’est l’Etat qui est laïc et non pas la société, puisqu’elle est traversée par différents courants de pensée.
Si l’Eglise n’a pas vocation à gouverner politiquement la société, il lui revient de s’exprimer au nom de sa doctrine sociale qui a largement influencé la culture occidentale ; sur tous les sujets de société qui conditionnent l’existence humaine. La séparation de l’Eglise et de l’Etat porte sur la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique (au sens de gouverner) et non pas de faire croire qu’il y aurait deux systèmes de pensée opposés et contradictoires afin de penser le bien commun.
Benoit XVI a défini l’émigration comme « « ce phénomène impressionnant par la quantité de personnes impliquées, par les questions sociales, économiques, politiques, culturelles et religieuses qu’elle soulève, par les défis dramatiques qu’elle pose aux communautés nationales et à la communauté internationale. 232 millions de personnes migrent de par le monde et ce pour différentes raisons : la recherche de sécurité, de travail, d’une vie digne ou bien la fuite de la persécution, de la guerre, de la faim ou de l’exploitation. La vie sur leur terre est désormais devenu un enfer. Le voyage périlleux est pour beaucoup la seule possibilité qu’ils ont de survivre.
Le Pape François nous dit : « Migrants et réfugiés ne sont pas des pions sur l’échiquier de l’humanité »
La mobilité des personnes et des familles est un signe des temps et non pas seulement un « fait divers » . Il s’agit d’un événement qui met à l’épreuve l’identité chrétienne et civile.
C’est un événement qui rend visible, explicite, la diversité des personnes, des cultures et des religions et, d’autre part, proclame l’égale dignité des personnes.
Pour l’Eglise, cela signifie, à l’exemple du bon samaritain, se mettre en route avec courage sur le chemin qui mène de Jérusalem à Jéricho. Et pour la société civile, cela désigne : accepter que l’avenir, qu’on le veuille ou non, soit forcément multiethnique, multiculturel, pluriel.
Le temps est venu d’accepter la pluralité des cultures, avec leurs caractéristiques, leurs histoires et leurs dignités propres. L’intégration est un processus lent, dur, difficile, coûteux, si on veut bien le réaliser.
Le Pape nous dit : « Souvent, l’arrivée de migrants, exilés et réfugiés génère dans les populations locales des peurs et des hostilités. Naît ainsi la perception et la peur que la sécurité dans la société en soit déboussolée, que l’identité et la culture puissent disparaître, que le marché du travail soit affaibli par la concurrence déloyale, qu’une criminalité diffuse s’impose partout.
S’impose alors un changement d’attitude de la part de tous. Il faut passer d’une attitude de défense et de peur, d’indifférence et de marginalisation à une attitude fondée sur la « culture de la rencontre », seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur ».
Paul VI décrivait ainsi les aspirations des hommes d’aujourd’hui : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus pour être plus ».
Par l’incarnation, tout est désormais sacré (lieu digne de Dieu) : non seulement le temple, mais aussi le baraquement, la rue, l’hôpital, le bateau, la prison, la marginalisation.
Quelle Europe souhaitons-nous ? Une Europe ouverte ou fermée ?
Maison malade d’eurocentrisme ou maison ouverte qui accueille et sait voir loin ? Maison aux murs inquiétants ou possibilité de changement ? Europe du changement et de l’avenir ou Europe tremblante et indifférente envers le Sud, de plus en plus affaibli et sans espoir ?
Il s’agit d’interrogations très liées à celles exprimées par le Pape François : « L’Europe peut-elle continuer à se fermer sur elle-même, dans son bien-être, devant une Méditerranée en flammes et une Afrique subsaharienne à bout de souffle ? Comment l’Europe peut-elle se proclamer le berceau des droits humains quand elle ferme la porte à ceux qui, fuyant des situations de désespoir, demandent l’accueil ? »
Ces questions exigent des réponses ; elles sont difficiles à trouver car le monde et l’Europe sont en train de vivre aujourd’hui des moments particuliers.
Kofi Annan s’exprimait ainsi devant le parlement européen : « Une Europe fermée serait une Europe plus médiocre, plus pauvre, plus faible, plus âgée. Une Europe ouverte sera aussi une Europe plus juste, plus riche, plus forte, plus jeune, mais pour cela, la condition est qu’elle devienne une Europe capable de bien gérer l’immigration ».
Aucun pays ne peut penser être en mesure de faire face seul aux problèmes migratoires de notre temps.
Nous sommes tous témoins du poids de souffrances, de malaise et d’aspirations qui accompagne les flux migratoires.
La gestion de ce phénomène est complexe, nous le savons tous ; il s’avère toutefois que les travailleurs étrangers, malgré les difficultés liées à leur intégration, apportent par leur travail, une contribution appréciable au développement économique du pays qui les accueille, mais aussi à leur pays d’origine par leurs envois d’argent.
Il est évident que ces travailleurs ne doivent pas être considérés comme une marchandise ou simplement comme une force de travail. Ils ne doivent donc pas être traités comme n’importe quel autre facteur de production.
Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que telle, possède des droits inaliénables qui doivent être respectés par tous et en toute circonstance.
L’Etat a le devoir d’établir des règles.
Dans le domaine de l’immigration, le gouvernement est amené à procéder à la régulation des flux migratoires, prenant en compte le bien commun.
Les responsables politiques ont donc à prendre des décisions difficiles, nous le savons bien.
L’Eglise ne prétend pas que l’on puisse déduire de la Bible des conclusions politiques, mais éthiques.
Le premier de ces principes :
La dignité de tout personne humaine, qui doit être respectée inconditionnellement. Elle ne dépend ni de sa nationalité, ni de son sexe, ni de sa couleur de peau, ni de sa religion. Les textes de l’Eglise ne cessent de mettre en garde contre le racisme et toutes les idéologies xénophobes.
C’est sur ce principe que s’appuie JP II, lorsqu’il expose en 96 ce que doit être l’attitude des catholiques envers les sans-papiers
C’est sur ce principe que s’appuie Jean Paul II, lorsqu’il expose, en 1996, ce que doit être l’attitude des catholiques envers les « sans papiers » : « La situation d’irrégularité légale n’autorise pas à négliger la dignité du migrant, qui possède des droits inaliénables, qui ne peuvent être ni violés ni ignorés… L’Eglise est le lieu où les immigrés en situation illégale eux aussi sont reconnus et accueillis comme des frères. Les différents diocèses ont le devoir de se mobiliser pour que ces personnes, contraintes à vivre en dehors de la protection de la société civile, trouvent un sentiment de fraternité dans la communauté chrétienne. La solidarité est une prise de responsabilité à l’égard de ceux qui sont en difficulté. Pour le chrétien, le migrant n’est pas simplement un individu à respecter selon des normes fixées par la loi, mais une personne dont la présence l’interpelle et dont les besoins deviennent un engagement dont il est responsable. « Qu’as-tu fait de ton frère? » (cf. Gn 4, 9).
La réponse ne doit pas être donnée dans les limites imposées par la loi, mais dans l’optique de la solidarité. » (Message pour la Journée Mondiale des Migrants, 1996).
La destination universelle des biens
Un important principe de la doctrine sociale de l’Eglise a été ainsi formulé par le Concile Vatican II : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, de sorte que les biens de la Création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité » (GS 69).
Tout homme a donc le droit non seulement de vivre en sécurité (ce qui fonde le droit d’asile) mais aussi de disposer des ressources lui permettant de vivre dignement. Au nom du principe de « destination universelle des biens », si ces « ressources vitales » ne sont pas disponibles chez lui, il a le droit d’aller les chercher ailleurs ; ce n’est pas une faveur, c’est un droit. Cela crée, pour les nations riches, un véritable devoir d’accueil, ainsi formulé dans l’article 2241 du catéchisme de l’Eglise catholique : « Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine ».
Ce devoir d’accueil semble parfois entrer en tension avec un autre principe, également reconnu par la doctrine catholique, celui du respect de la souveraineté de l’Etat.
Mais, pour l’Eglise, ces deux principes ne sont pas sur le même plan : le premier doit prévaloir sur le second : « le don de la terre à l’homme, la destinée universelle des biens par désir du Créateur et la solidarité humaine sont antérieures aux droits des Etats ». Par conséquent, « les Etats et leurs lois légitimes de protection des frontières seront toujours un droit postérieur et secondaire par rapport au droit des personnes et des familles à la subsistance ».
Bien entendu, l’Eglise est bien consciente du fait que le manque de « ressources vitales » dans bien des pays relève de causes auxquelles il faut porter remède, afin que soit respecté le premier droit, « le droit de ne pas avoir à migrer ». C’est là un thème constamment évoqué dans ses déclarations, rejoignant tout son enseignement sur le développement, la paix, la justice internationale, la bonne gouvernance, le respect des droits de l’homme, etc. Ainsi, le pape François demande que chaque pays fasse un effort « pour créer de meilleures conditions économiques et sociales chez lui, de sorte que l’émigration ne soit pas l’unique option pour celui qui cherche paix, justice, sécurité, et plein respect de la dignité humaine. Créer des possibilités d’embauche dans les économies locales évitera en outre la séparation des familles et garantira les conditions de stabilité et de sérénité, à chacun et aux collectivités » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié 2014).
Le bien commun : quelle extension ?
L’affirmation du droit de tout homme à aller chercher des « ressources vitales » dans « les nations mieux pourvues », s’il n’en dispose pas chez lui, concerne les situations où la migration est une question de survie.
Dans les autres cas, la doctrine catholique reconnaît aux Etats le droit de réglementer l’accès à leur territoire, mais seulement à titre d’exception au principe général, qui est la liberté de se déplacer et même de « se fixer » à l’étranger.
C’est ce que soulignait Jean XXIII en 1963 : «Tout homme a le droit…, moyennant des motifs valables, de se rendre à l’étranger et de s’y fixer. Jamais l’appartenance à telle ou telle communauté politique ne saurait empêcher qui que ce soit d’être membre de la famille, citoyen de la communauté universelle où tous les hommes sont rassemblés par des liens communs » (Pacem in terris, 25).
Ainsi, aux yeux de l’Eglise, seule la considération du « bien commun », notion centrale dans sa doctrine sociale, peut légitimer des mesures restreignant la liberté de migrer.
Cette notion, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, ne saurait inclure des intérêts catégoriels, ni même exclusivement nationaux. En effet, les textes de l’Eglise, depuis les années 60, ne mentionnent presque jamais le « bien commun » sans lui accoler l’adjectif « universel ». Si les autorités politiques d’un pays ont le droit et le devoir de rechercher le bien commun de leurs concitoyens, ils ne peuvent le faire sans tenir compte du «bien commun de l’humanité ».
C’est un point essentiel de l’enseignement de Jean Paul II, par exemple dans son message du 1 janvier 2000 : “ La poursuite du bien commun d’une communauté politique particulière ne peut être opposée au bien commun de l’humanité ”. Benoît XVI le confirme dans Caritas in veritate : « Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur doivent assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des Nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu » (Caritas in Veritate 7).
En matière de politique migratoire, comme d’ailleurs en d’autres domaines, la prise en considération du «bien commun universel » peut amener un chrétien à préconiser des mesures qui semblent contraires à ce que semble exiger le bien commun de son pays.
Il serait donc souhaitable, aux yeux de l’Eglise, que les régulations des migrations ne soient plus laissées à chaque Etat, mais fasse l’objet (un peu comme la COP 21 pour le réchauffement climatique) d’une vaste négociation mondiale.
Le droit de vivre en famille
On sait l’attachement de l’Eglise catholique à la famille. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle ne cesse de défendre le droit de toute personne à vivre en famille, particulièrement lorsque l’exercice de ce droit est menacé par des mesures rendant difficile le regroupement familial. C’est notamment l’un des points abordés dans la lettre adressée au Premier ministre, le 25 avril 2006, par les responsables des Eglises catholique, protestantes et orthodoxe de France : « Nous attachons une attention toute particulière au respect du droit à la vie privée et familiale. Guidées principalement par le souci d’éviter les fraudes, les mesures contenues dans le projet de loi auraient pour conséquences, si elles sont adoptées, de fragiliser ou de retarder le regroupement de familles étrangères ou de couples mixtes, et de laisser des familles entières dans une longue incertitude quant à leur possibilité de s’établir durablement en France.
L’intégration
Les autorités ecclésiales ne limitent pas leur intérêt aux questions touchant la mobilité et l’accueil. Elles abordent aussi divers points concernant le «vivre ensemble» de populations ayant des origines culturelles diverses. Sur ce sujet, qui concerne non seulement les migrants stricto sensu, mais aussi leurs descendants, les textes de l’Eglise sont clairs : ni assimilation, ni communautarisme. Jean Paul II le dit fermement dans un de ses derniers messages: « Dans nos sociétés touchées par le phénomène global de la migration (…) il est en effet nécessaire de reconnaître la légitime pluralité des cultures présentes dans un pays, sauvegardant la protection de l’ordre dont dépend la paix sociale et la liberté des citoyens. On doit exclure aussi bien les modèles fondés sur l’assimilation, qui tendent à faire de celui qui est différent une copie de soi-même, que les modèles de marginalisation des immigrés, comportant des attitudes qui peuvent aller jusqu’au choix de l’apartheid. La voie à parcourir est celle de l’intégration authentique » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2005). Notons bien que, selon cet objectif d’intégration, le respect des différences n’est pas illimité, puisque le pape précise bien que les différences à respecter sont celles qui mettent pas en danger la « paix sociale » et la « liberté des citoyens ». Le catéchisme (article 2241) dit la même chose sur un registre plus juridique : « Les autorités politiques peuvent, en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption ».
Pour une « culture de la rencontre »
Les autorités ecclésiales, quand elles s’expriment sur la scène publique en ces matières, sont très conscientes des réticences, voire des oppositions, qu’elles suscitent jusque parmi les plus « fidèles ». Jean Paul II s’interrogeait ainsi, dans son message de 1996 : « Le problème est de savoir comment associer à cette œuvre de solidarité les communautés chrétiennes souvent gagnées par une opinion publique parfois hostile envers les immigrés ». Il y apportait sa propre réponse : « Lorsque la compréhension du problème est conditionnée par les préjugés et des attitudes xénophobes, l’Eglise ne doit pas manquer de faire entendre la voix de la fraternité, en l’accompagnant de gestes qui attestent du primat de la charité ». Tout récemment, le pape François affirme la nécessité d’un « changement d’attitude envers les migrants … le passage d’une attitude de défense et de peur, de désintérêt ou de marginalisation – qui, en fin de compte, correspond à la « culture du rejet » – à une attitude qui ait comme base la « culture de la rencontre », seule capable de construire un monde plus juste et fraternel, un monde meilleur » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2014).
Ce travail de conversion – d’une « culture du rejet » à une « culture de la rencontre » – cette résistance à la « mondialisation de l’indifférence » (expression du pape François dans son homélie à Lampedusa, en juillet 2013), l’Eglise entend y prendre sa part, d’abord en rappelant, à temps et à contre temps, l’invitation évangélique à « accueillir l’étranger » (Mt 25, 35), mais aussi en oeuvrant avec d’autres à faire « œuvre de vérité » en ce domaine, car les idéologies du rejet s’abritent derrière beaucoup d’idées fausses et d’ignorance des faits. Il lui revient notamment, en s’appuyant sur le savoir des experts, de souligner que la migration ne constitue pas d’abord un « problème », mais un « fait social global » qui comporte de nombreux aspects positifs.
C’est ce que souligne le pape François : « En marche avec les migrants et les réfugiés, l’Église s’engage à comprendre les causes qui sont aux origines des migrations, mais aussi à travailler pour dépasser les effets négatifs et à valoriser les retombées positives sur les communautés d’origine, de transit et de destination des mouvements migratoires » (message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2014). Si l’accueil du « frère venu d’ailleurs » est parfois un devoir moral, c’est bien plus souvent qu’on ne le croit, une source d’enrichissement mutuel, une manière de construire « un monde meilleur ».