Redonner le goût de la politique
Jean François Petit
Faculté de philosophie
Institut Catholique de Paris
jfpetit@netcourrier.com
Jean-François Petit, assomptionniste, enseignant en philosophie à l’Institut Catholique de Paris est l’auteur de Comment croire encore en la politique ? (Bayard, 2011) ; Une société de soins (avec Paulette Guinchard, Ed. de l’Atelier, 2011) ; Une société en quête de sens politique (avec Guillaume de Thieulloy et Olivier Bobineau, DDB, 2009). Il est intervenu en conférence publique, notamment le 6 février à Clermont-Ferrand et le 10 février à Lille, sur ce sujet.
L’année 2014 aura été marquée par deux élections importantes. L’une, les municipales, portait sur des enjeux bien concrets, même si aujourd’hui la réalité des territoires et des compétences rend cette « démocratie de proximité » beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. L’autre, les européennes, a eu pour objet de désigner des parlementaires chargés d’un ensemble vaste, dont on cerne mal les attributions et les enjeux. L’année 2015 sera suivie par deux autres, les départementales, qui a semblé vouloir mettre fin à la bipolarisation de la vie politique avec les scores inédites du Front National et les élections régionales, à la fin de cette année. Où en est-on exactement sur cette question « religions, sens, engagement » ?
- 1. Une situation très contrastée
Dans les deux cas de 2014, on peut toujours trouver des occasions de douter du sens de la justice, de la compétence ou de l’honnêteté des responsables politiques, de l’intérêt même pour la démocratie… Par ailleurs, certains pensent que vouloir changer la société par la politique relève désormais du pur mirage ; après les excès du « tout est politique », nous serions plutôt dans un « tout économique » qui ne veut pas toujours dire son nom…
Eclaboussée par les « affaires » (appropriation privée de ressources publiques, détournements, prises illégales d’intérêt…), secouée par les rivalités (la compétition à outrance), souvent impuissante à voir certains problèmes (invisibilité sociale des exclus) à régler les problèmes fondamentaux, à faire naitre des solidarités (c’est plutôt la peur de perdre des avantages qui domine) , à assurer un mieux-être pour tous (les « trente piteuses » après les « trente glorieuses ») la politique a perdu beaucoup de sa superbe. Elle est comme rongée de l’intérieur, et dépassée de l’extérieur par le rouleau compresseur de la mondialisation et de « l’apathie démocratique ».
A ces raisons lourdes s’en ajoute une autre, plus spécifique pour les croyants, parfois invoquée : par sa nature, les instances religieuses ne visent pas à la conquête du pouvoir et ne sont liées à aucun système politique. Mais bien évidemment elles ne peuvent être indifférentes aux valeurs qui s’y jouent et aux orientations fondamentales de la société.
En fait, ce que l’on constate plutôt, c’est la disjonction entre le « spectacle » de la politique à un haut niveau et les engagements plus concrets et gratifiants de nombre d’acteurs de l’engagement citoyen. Insérés dans une logique de communication, les « professionnels de la politique » ont parfois du mal à rester adosser à des convictions humaines (et spirituelles profondes) et à l’écoute de leurs électeurs qui, parfois, ont la tentation de votes protestataires. Mais ceux-ci répondent-ils même toujours aux questions posées dans les élections ?
La politique affronte donc en France des difficultés générales (recrutement, mobilisation, problèmes budgétaires, perte de consistance, tensions internes où les combats tournent au pugilat…) et des difficultés spécifiques (France « dépolitisée », « millefeuille » des responsabilités politiques, jeu du « je t’aime, moi non plus » avec les médias », problème de l’abstension, difficile à interpréter). Mais nous vivons aussi des alternances non violentes et même décrédibilisée par son monolithisme, la constitution de la Ve République tient encore.
Surtout, l’immense majorité des 500 000 élus locaux continue, dans une grande discrétion, de trouver des solutions pratiques pour améliorer la vie des gens. C’est très concrètement qu’ils donnent sens aux notions de « bien commun », « intérêt général », « vivre ensemble », « bien vivre ». Pourtant de nouvelles formes d’engagement se dessinent.
2. De nouvelles formes d’engagement
Les attentes contemporaines concernant la politique sont nombreuses :
– s’intéresser plus à la vie des gens (famille, emploi, logement, santé, formation…),
– favoriser des formes de participation locales,
– organiser les militants de façon moins hiérarchisés, favoriser les échanges,
– cultiver le sens des solidarités au loin, valoriser une plus grande flexibilité dans les programmes et les agendas politiques.
Des défis nouveaux (ou qui apparaissent mieux) sont aussi présents : rendre la terre habitable, porter le poids de la dette, sauver la protection sociale, inventer de nouveaux modes de vie…
A voir la vigueur des nouvelles formes d’engagement, notamment par les réseaux sociaux et l’intérêt qu’y porte les plus jeunes, la politique mobilise toujours, surtout dans la société civile, mais à condition d’être :
– moins une affaire de structures que le sens du long terme,
– dans rapport non exclusif au politique,
– dans une conception de la politique pensé sur fond d’égalité et d’affinité,
– dans une conception de la politique non exclusive et non partisane
– dans une capacité de promouvoir une certaine mixité, une diversité, combinant différents engagements (« multicartes », UDI et MODEM, etc…)
En particulier, l’intérêt pour l’engagement, la participation, la solidarité… suppose des mobilisations courtes et festives, plus dans des cercles, des clubs, des réseaux (sociaux)… avec audace, inventives sur le respect des biens essentiels (eau, vie, terre, air…)
On le sait, on ne peut décréter le retour de la confiance dans la politique ! Elle passe par une conversion réelle de la vie publique et une sollicitation plus forte pour des citoyens.
L’engagement politique reste nécessaire, surtout selon moi pour protéger les plus vulnérables de la société. A elles seules les institutions politiques ne peuvent tout faire. Elles dépendent en grande partie des personnes qui les composent et de la qualité et de l’organisation du débat public : expliquer comment répartir de façon juste les sacrifices à consentir, éviter les formes de stigmatisation (peur de l’autre, xénophobie, boucs émissaires…) et de démagogie.
Mais les citoyens, eux-aussi, ont à apprendre à promouvoir leurs attentes de façon loyale en participant de façon responsable à la vie politique. Les ressources du spirituel en politique sont loin d’avoir toutes été exploitées.
3. La place des croyants dans le débat public
Les critères de discernement pour les croyants ne manquent pas. Comme les autres, les croyants ne sont pas immunisés, contre les tensions actuelles qui traversent la politique. Mais ils peuvent être aussi porteurs d’une espérance et d’une pratique positive, plus cohérente du politique. Ils peuvent appeler à une attention soutenue à un sens du politique qui aide à regagner le terrain perdu sans sombrer dans le communautarisme.
Pour leur part, les chrétiens disposent de beaucoup d’éléments de discernement pour interpeller les candidats : le respect de la dignité de la personne, la solidarité… (cf « La Documentation catholique » en 2011 ). Les évêques catholiques en avaient donné toute une série avant les élections présidentielles et législatives : quatre points de vigilance sociétale et neuf de vigilance sociale (vie naissante, famille, éducation, jeunesse, banlieues et cités, environnement, économie et justice, coopération internationale et immigration, handicap, fin de vie, patrimoine et culture, Europe, laïcité et vie en société). C’est donc au sein d’un projet global que tous ces éléments doivent être resitués. Et cet ensemble se doit d’être cohérent, porteur de sens et mobilisateur.
Ces dernières années, les appels à l’engagement des chrétiens se sont multipliés. Ils s’enracinent dans la Doctrine Sociale de l’Eglise, dont le Concile Vatican II a approfondi les grands axes. En effet, en consacrant la « juste autonomie des réalités terrestres », les Père conciliaires ont libéré les chrétiens d’une conception politique purement déductive : il n’y a pas plus de « politique chrétienne » que de « philosophie chrétienne » ou de « mathématique chrétienne ». Mais, comme croyants dans la cité, les chrétiens ont aussi à œuvrer à la recherche du bien commun « avec sincérité et droiture, bien plus, avec l’amour et le courage requis par la vie politique » (Gaudium et spes, §76).Dès lors , un bien commun qui ferait totalement abstraction des personnes mérite-t-il d’être effectivement recherché ?
A vrai dire, les textes des évêques de France sur le sujet – hélas souvent trop méconnus- rejoignent largement les attentes en matière politique. Après les turbulences de mai 1968, le document Pour une pratique chrétienne de la politique en 1972 cherchait à faire sortir de la toute puissance du politique – y compris dans l’Eglise – pour mieux penser une cohérence entre l’appel de l’Evangile et l’engagement personnel. Surtout, le texte reconnaissait qu’une même foi peut conduire à des engagements différents.
Le principe de pluralisme, qu’on retrouve dans la Lettre aux catholiques de France en 1996 – le fameux « rapport Dagens » – est en fait déjà énoncé en 1972. Les chrétiens ont pour responsabilité de promouvoir des espaces de rencontre et de partage, de confrontation entre des personnes diversement engagées dans la politique. Mais l’analyse dépend aussi de l’appréciation du contexte : si nous allons vers une « France païenne », nous devons être plus vigilants.
Dès 1991, la Commission sociale de l’épiscopat, dans Politique : affaire de tous (Documentation Catholique, n. 2039, décembre 1991) appelle à une attention particulière « pour les plus vulnérables » – thème qui désormais a fait son chemin (cf J.-F. Petit et P. Guinchard, Une société de soins, L’atelier, 2011). Le document situe parfaitement le contexte (celui d’une « laïcité active »), le fondement (la foi comme lumière sur l’homme et la société), le moteur (la charité comme vecteur d’une société plus solidaire) et l’horizon (l’espérance, c’est-à-dire « l’ouverture en un avenir en Jésus-Christ »). Ne pas désespérer de l’histoire au nom de la promesse du Royaume passe par une participation active à la vie politique.
C’est dans cette ligne qu’il faut comprendre en 1999 l’invitation de Réhabiliter la politique (Centurion/Fleurus-Mame, Cerf, 1999) à ne pas baisser les bras devant certains effets négatifs de la mondialisation ou à s’en remettre au seul pouvoir des experts. Si la politique ne peut pas tout, elle peut quand même beaucoup. A cette époque, les mouvements d’action catholique réalisent un remarquable travail de conscientisation, par exemple pour que les citoyens s’approprient les enjeux de l’affermissement de l’Europe : « à elles seules, les institutions ne feront pas l’Europe. Ce sont les hommes qui la construiront ». Face à la désaffection croissante vis-à-vis du politique dans les années 2000, l’heure est à une revalorisation des corps intermédiaires (partis, syndicats, associations…) et un refus du repliement communautaristes, y compris dans la sphère catholique. Qui a lu les derniers textes épiscopaux français sur les municipales ? Connaît-on le remarquable travail sur « l’économie sociale de marché » fait par les évêques européens ? En réalité, on constate aussi que les signes de bonne volonté des chrétiens ne manquent pas.
Mais aujourd’hui ce sont bien les prises de position communes des croyants, « par le haut » comme « par le bas » qui méritent attention et qui peuvent avoir une portée. Ceux ci sont bien placés pour demander que les politiques soient respectueuses de la personne, qui, pour eux, est source de toutes les valeurs, irréductible à toutes les autres (et à ses avatars) et se présente comme la meilleure défense contre toutes les formes de totalitarismes. Je vois leur intervention capable de redonner du sens en politique autour de trois axes, à la suite de sociologues :
– la parole : celle-ci a perdu beaucoup de crédit en politique. Or les croyants attachent du prix à la parole. La contestation s’exerce par la voix (cf « I have a dream » de M L King), d’abord au service des plus démunis (« pas de pauvres chez toi ! » Lev). Mais la parole instaure, elle créée, d’abord la confiance et insère dans une alliance liée à des formes plus durables de l’action. La parole lie parce que dans les religions elle est liée à un Créateur qui en est le garant
– la résistance : les croyants sont capables de résistance spirituelle, active ou passive, dans la désobéissance, l’abstention (comme Jésus) ou l’appel au boycott (Gandhi qui appelait à la non coopération, à la non-participation). La défection n’est pas refus mais promesse
– La loyauté : les croyants sont capables de vivre des fidélités au sein de communauté d’appartenance. Une logique respectueuse d’une alliance est constructive. Au temps des « religions séculières », on pouvait craindre que les doctrines « prennent la place de la foi » (R. Aron). Ce danger écarté, un retour à une vision plus spirituelle de la politique est désormais peut être la seule voie qui nous reste face à la désaffection actuelle.
Les grandes figures de spirituels en politique (Jaurès et Péguy) sont à retrouver, pour rejoindre les combats contemporains de l’émancipation et de la réparation (care).
4 . De vastes chantiers à entreprendre ensemble
De fait, il existe aujourd’hui de vastes chantiers de transformation de la société à entreprendre. Ils portent sur le droit à l’éducation au travail, au logement, à la santé, à la justice sociale, à la solidarité planétaire, qui suppose bien plus que de simples aménagements techniques. Ils supposnte un sens du bien commun et des mutations d’ensemble à opérer. Le mode de vie qui est le nôtre actuellement ne peut se perpétuer durablement. Beaucoup pensent qu’il faut changer profondément l’organisation de notre société. Encore faut-il que les virages soient correctement négociés et pacifiquement discutés. En ce sens, la paupérisation du débat politique est aussi la conséquence d’une culture du clientélisme et de la politique politicienne. Aux acteurs véritables de la politique, à savoir tous les citoyens, de faire réémerger des idées novatrices, de savoir les organiser de façon réaliste, en ne rabotant la part d’enthousiasme nécessaire pour favoriser leur acceptation.
La politique est bien de l’ordre de la « réserve » (résistance) face à la marchandisation (du vivant), à la financiarisation, à la normalisation, la standardisation, à la précarisation… par sa force d’interpellation de mutualisation des ressources, de désintéressement, gratuité, au service du bien commun… et non pas de quelques groupes de pression, y compris catholiques, menaçant d’appeler à manifester bruyamment devant le siège la Conférence épiscopale catholique, au lieu de favoriser la conversation avec ceux qui cherchent loyalement la vérité, dans le climat de dialogue aujourd’hui souhaité par le pape François. Depuis quand l’invective tient lieu d’argument ?
Finalement, ne plus « croire » en la politique, n’est-ce pas oublier quelques questions essentielles: celle-ci n’est-elle pas aussi l’un des lieux où l’homme peut réaliser sa vocation ? Comment peut-on entrer dans le dessein de Dieu pour l’humanité, si ce n’est en oeuvrant pour la reconnaissance mutuelle, pour la justice et pour la paix ? Faire du soin un principe politique suppose une vraie détermination. Mais c’est aussi un bel idéal. Et si la politique était affaire de passion, de sens, mais aussi de goût ?